[Dans une vicomté bien loin de l'opulent duché]
Il y avait réfléchi, longtemps réfléchi. Une fois la nouvelle entendue, il avait pris la direction de la chancellerie de son maistre, y avait fouillé les chartriers, registres, manuels pour enfin en ressortir ce qu'il savait devoir y être, un coffret gravé d'un loup. Oui, c'était bien cela, le nom ne lui était donc pas inconnu. Depuis ce sinistre mois de novembre, depuis ce moment où le chevalier avait disparu, combien de fois s'était-il enfermé en cette pièce qui d'ordinaire n'accueillait que le maître des lieux et son notaire, quand venait l'heure de la rédaction des missives qu'Il ne manquait jamais de devoir faire écrire. Il y avait cherché une présence, un souvenir, l'impression qu'il ne se retrouvait pas véritablement seul dans les couloirs gelés du fief-frontière des Flandres, mais n'y avait trouvé que de l'encre, du papier, du parchemin et un écritoire. Et sur cet écritoire, à l'abri de tous et de toutes, de sa famille, des valets, des marchands, il s'était laissé allé à la tristesse, au désespoir, aux pleurs. Jehan de Wavrin n'était que récent dans la mesnie de Jeneffe, le plus récent à bien y réfléchir, mais il s'était attaché à ce maistre. Pourtant, à la base, il n'avait pas été des plus enthousiasmés. Il fallait bien travailler, certes, mais de là à se retrouver lié à un chevalier, qui savait certainement mieux escrimer le Breton que lire le latin, il y avait une marge que l'actuel notaire de Marchiennes pensait bien plus grande qu'elle ne l'avait été. Car, rapidement, en fait était né, si pas de l'admiration, au moins un profond respect, qui s'était mué en affection pour un homme bien plus complexe que ce qu'il ne l'avait d'abord cru.
Alors, au final, parce qu'il savait ce que renfermait et symbolisait le contenu de ce coffre, et qu'il ne voulait abandonner l'espoir que peut-être, en Europe ou ailleurs, respirait le seigneur de son village, il avait pris sa décision, dans le silence, comme toujours avec lui. Il était remonté à la chancellerie, avait déroulé son plus beau parchemin, taillé la plume avec toute l'attention dont il était capable, l'avait trempé dans l'encre et avait recopié la minute de son projet, qui finirait plus tard son existence dans un feu quelconque.
[Quelques étages plus bas]
« La peste soit des gorets » jurait à qui voulait l'entendre, et à ceux qui ne voulaient pas aussi, d'ailleurs, le coursier des lieux. Depuis des mois qu'on n'avait plus vraiment besoin de lui, et pour cause, l'autre encorné avait réussi à disparaître au milieu même d'une de ses forêts, Orderic, coursier de Marchiennes, puisque c'est de lui qu'il s'agissait, avait bien moins de travail. Et là, alors qu'il avait repris une de ses montures pour quelque galop, histoire de pas perdre la main, de faire quelque chose de ses journées, il avait réussi à renverser un goret et à vider les étriers pour finir la tête la première dans la fange. N'eut été l'homme qui veillait à la basse-cour, et qui faisait bien deux têtes de plus que lui... en hauteur ET en largeur, il aurait fendu l'animal d'un coup de hache avant de jouer à la marelle dans ses entrailles. Mais là.. pas moyen...
Et ainsi, partout où il passait, c'était blasphème sur insulte sur juron. Il avait besoin de faire quelque chose, et dans ce castel en semi-abandon, c'était aussi probable que de voir la Provence reconnaître la souveraineté de l'Empire...
[Là où les ficelles du narrateur deviennent claires comme de l'eau de roche]
Les deux hommes s'étaient donc rencontrés, le second appelé par le premier. Et le départ s'était fait dans une hâte joyeuse, malgré le but de la mission. Tout était prêt depuis longtemps dans les écuries. Le temps de sceller le moins fatigué des coursiers, de vérifier une dernière fois les fontes, armes, bagages et colis, et la route s'était ouverte sous les pas du noir frison monté par celui que peu connaissent déjà. Les premières étapes lui avaient semblé courtes, tant il retrouvait dans celles-ci ce qui faisait à ses l'intérêt de son travail. Voir du pays... et des tavernes. Parce ce que qui dit auberges, tavernes, estaminets dit serveuses, potentiellement accortes et peu farouches. C'est que l'Orderic avait comme qui dirait de sérieuses ambitions en ce domaine, et c'était pas la réputation de joli-cœur de son maître qui allait lui faire changer d'avis sur les relations hommes-femmes. Et sur le coup, il devait dire que ce voyage sur les chemins du sud se déroulait plutôt pas mal. Mais avec le temps, on se lasse, on se voit plus avancer, et on s'ennuie à longueur de temps, surtout qu'il a même pas la bourse assez remplie pour passer plusieurs jours dans une ville plus... intéressante que les autres. « La peste soit de ce notaire » jurait-il à nouveau en se souvenant combien celui-là avait compté jusqu'au dernier denier la somme qu'il lui confiait, connaissant le bestiau, pardon, le coursier.
[En vue de la forteresse]
« Boudiou, c'est quoi ce machin ? » Si un historien était passé par là, il aurait noté ces premières paroles... historiques d'un Flamand découvrant le manoir, le castel, le palais, la forteresse d'Amboise. Mais là, rien, personne. Et heureusement parce que de toute façon, vu l'état d'Orderic, le Flamand se serait rendu compte de rien, nada, chnoll, que dalle.
Or donc, après un bon quart d'heure la bouche bée, les yeux grand ouverts, le coursier commençait à se rendre compte ... qu'il faisait soif. Eh oui, comme quoi, c'est toujours la soif qui vous rappelle à la réalité des choses. Aussi, détournant à regret les yeux de la merveille qui lui faisait face, il se pencha vers ses fontes dont il sortit une gourde. Gourde que d'ailleurs il vida d'un trait. Puis reprit le cours de ses activités normales, c'est-à-dire chevaucher vers l'entrée, vers les tours cavalières.
[Aux tours cavalières]
Il y était. Si tout se passait comme le Jehan l'avait prévu, ça devait le faire. Il avait été clair, l'autre notaire, là. On se calme, on est en deuil, ce n'est pas une fête pour un anoblissement, qu'il avait dit – ah, s'il savait ce qu'il s'était passé en Auvergne, pour sûr qu'il lui confierait plus ce genre d'ambassades, mais heureusement les rumeurs de ses « exploits » avaient été arrêtées par les contreforts des volcans. Alors, l'Orderic avait fait des efforts, et c'est d'une voix presque courtoise qu'il interpella le garde, sans prendre attention à ceux qui pourraient attendre la même chose que lui, en fait, il n'a même pas regardé s'il était seul, quand on vous dit qu'il est concentré.
- Le bonjour, je m'présente, Orderic, coursier du comte de Marchiennes, Guillaume de J'neffe. J'ai ici une lettre pour... Qu'est-ce qu'il avait dit l'autre encore ? Ah, oui ! pour les époux et enfants de la défunte. J'peux vous l'confier ? Je crois pas que ce soit trop ma place, moi, les châteaux.
Pas question qu'il en dise plus, il a déjà la gueule qui lui brûle à force d'être si poli.